Peter et Joan Alison, un couple de jeunes américains passant leur lune de miel en Hongrie, rencontrent Vitus Werdegast, un médecin. Suite à un accident, ces trois voyageurs trouvent refuge dans l'étrange demeure de l'inquiétant architecte Hjalmar Poelzig...
En 1934, l'épouvante hollywoodienne est à son apogée. L'acteur Boris Karloff multiplie les apparitions à succès dans ce genre depuis le Frankenstein (1931) de la Universal, grâce à des œuvres comme La momie (1932) ou Une soirée étrange pour la même compagnie. Il parvient même à décrocher un grand rôle dans La patrouille perdue (1934) de John Ford, une grosse production d'aventures de la RKO, sans rapport avec le domaine de l'horreur. Par contre, Bela Lugosi, révélé par Dracula (1931) de Tod Browning produit par Universal, a moins bien géré son succès : ayant des difficultés avec la langue anglaise, ce hongrois se retrouve progressivement à travailler sur des serials sans grande envergure comme The return of Chandu (1934), ou dans des films importants, mais où il ne tient pas la vedette (L'île du docteur Moreau (1933)). Néanmoins, l'idée de rassembler les deux grandes stars de l'épouvante dans un même long métrage horrifique fait son chemin à Universal. Finalement, on décide de les réunir dans une oeuvre inspirée par la nouvelle Le chat noir d'Edgar Allan Poe (nouvelle déjà adaptée, plutôt fidèlement, dans la film à sketchs allemand Cauchemars et hallucinations (1919) de Richard Oswald). Rappelons que la Universal avait déjà transposé Poe à l'écran avec Double meurtre dans la rue Morgue (1932) de Robert Florey, avec Lugosi. La réalisation de Le chat noir est confiée à Edgar G. Ulmer, né en Autriche-Hongrie, qui a un bagage appréciable dans le domaine de la direction artistique, puisqu'il a travaillé à ce titre avec les plus grands noms du cinéma allemand de l'après-guerre : il collabora ainsi aux décors de Le cabinet du docteur Caligari (1919) de Robert Wiene, Le golem (1920) de Boese et Wegener, Le dernier des hommes (1927) de Murnau... Il œuvra aussi à Hollywood, à divers postes, sur Les chevaux de bois (1922) de Von Stroheim, L'aurore (1927) de Murnau, Le roi des rois (1927) de Cecil B. DeMille... Ulmer passe à la réalisation en participant au film allemand collectif et expérimental : Les hommes le dimanche (1930) sur lequel travaillèrent aussi Curt et Robert Siodmak, ainsi que Fred Zinneman. Puis il tourne des petites productions (Mr. Broadway (1933) et Le grand fléau (1937) qui traite d'un cas de maladie vénérienne, sujet scandaleux qui fera que le film ne sortira qu'en 1937, trois ans après son tournage). Le chat noir est en tout cas sa première opportunité de travailler en tant que réalisateur pour une grande compagnie hollywoodienne ; elle marque aussi ses débuts à ce poste dans le domaine du fantastique auquel il reviendra souvent par la suite (Barbe-bleue (1944), L'Atlantide (1961)...). Outre Karloff et Lugosi, Le chat noir nous donne l'occasion de retrouver David Manners (jeune premier de service dans Dracula et La momie...) et Julie Bishop (sous le pseudonyme de Jacqueline Wells) qui allait connaître une longue carrière hollywoodienne (Convoi vers la Russie (1943) avec Humphrey Bogart, Du sang sur la neige (1943) de Raoul Walsh avec Errol Flynn...).
Par bien des aspects, Le chat noir reste fidèle à certains caractères classiques du film d'épouvante. Il ne s'agit certes pas d'un film de monstres, qui reposerait sur des effets spéciaux ou des maquillages spectaculaires (Frankenstein, L'homme invisible...). On retrouve néanmoins un huis-clos angoissant assez traditionnel, rappelant les formules de La volonté de mort (1927) de Paul Leni,d' Une soirée étrangeou, plus tard, de Deux mains, la nuit (1946) de Robert Siodmak : plusieurs personnes sont enfermées dans une inquiétante demeure dans laquelle les évènements insolites se multiplient jusqu'à la révélation finale d'une terrible vérité. Le chat noir va donc fonctionner comme un suspens d'une grande intensité, dont l'efficacité repose, certes, sur des situations angoissantes (la crypte, le sacrifice...), mais aussi sur la confrontation de deux personnages très élaborés : Werdegast / Lugosi et Poelzig / Karloff.
Werdegast est le "bon" de l'histoire. Il revient sur les traces de son passé, après des années d'errance, pour affronter le cruel Poelzig qui a brisé sa vie et lui a pris sa femme et sa fille. Pourtant, le personnage incarné par Lugosi n'est pas dénué d'ambiguité. La fragilité de sa santé mentale (sa phobie des chats par exemple) et ses secrets mystérieux en font un homme inquiétant, dont on doutera à plusieurs occasions (Joan l'accusera d'être un traître). Saluons au passage une des meilleurs performances d'acteur de Lugosi, qui prouve ici qu'il n'est pas l'histrion macabre et délirant pour lequel on a trop souvent voulu le faire passer. Face à lui, Karloff, vêtu d'un kimono noir et les cheveux blanchis, interprète Poelzig, redoutable génie du mal. Ce personnage sadique aux hobbys macabres (il embaume les femmes de sa vie pour les exposer dans des cages de verre au fond de sa cave) est aussi fasciné par la magie noire et dirige une secte d'adorateurs de Satan. Le nom de Poelzig a été inspiré à Ulmer par Hans Poelzig, un architecte qu'il admirait et avec lequel il avait travaillé sur les décors de Le golem. Mais, le personnage lui-même était surtout une réminiscence du "vrai" sorcier anglais Alceister Crowley (plus d'infos à propos de ce singulier bonhomme sur TOC ici).
Dans la série des classiques de l'horreur produits par Universal du début des années 1930, Le chat noir se distingue à bien des égards. La plupart de ces films semblaient se dérouler dans un cadre historique vaguement contemporain à connotation assez gothique et dans des contextes géographiques traités de façon plutôt exotique (Paris dans Double meurtre dans la rue Morgue, le Londres gothique de Dracula...), voire complètement fantaisiste (l'Europe centrale de Frankenstein). Ici, le récit est ancré très fermement dans la réalité historique de son époque, c'est-à-dire dans l'après-guerre, puisqu'il s'appuie sur une affaire de vengeance entre soldats de l'armée austro-hongroise. Qui plus est, les décors aussi sont d'une très grande modernité et ne font aucune concession au gothisme. L'argument qui va forcer les voyageurs à chercher refuge chez Poelzig (un accident de voitures) est le même que dans Une étrange soirée de James Whale, qui présentait une demeure bien plus classique, décrépie et pleine de toiles d'araignées et de moulures. Dans Le chat noir, la maison de la terreur s'inspire des trouvailles du Bauhaus (école allemande d'arts appliqués très influente, que les nazis venaient de faire fermer en 1933) : on pense donc aux travaux d'architectes qui y ont participé, comme Gropius ou Mies Van der Rohe. Les formes sont géométriques et l'intérieur fait la part belle aux parois dépouillées et lisses, aux surfaces blanches, aux grands espaces vides et aux parois coulissantes. Le mobilier rappelle aussi les recherches du Bauhaus ou des hollandais de De Stijl. Bref, autant par son récit que par son travail décoratif (on aurait encore pu citer les costumes de Karloff, entre autres...), Le chat noir s'inscrit volontairement et nettement dans la modernité de son époque.
La réalisation aussi, à bien des égards, est marquée du sceau de la modernité. Certes, les films américains avaient déjà commencé à intégrer les découvertes formelles du cinéma fantastique allemand des années 1920 grâce aux premiers chef-d'œuvres horrifiques de la Universal (Dracula, Frankenstein, Double-meutre dans la rue Morgue, La momie...). Mais, ici, la mise en valeur des décors semble emporter ces expérimentations encore plus loin. Par moment, Le chat noir évoque les photographies constructivistes d'un Rodtchenko, voire un véritable film de science-fiction comme Metropolis (1927) de Fritz Lang. Ainsi, la séquence de la messe noire dans ses décors cubistes est très originale et renouvelle efficacement la représentation classique de la cérémonie sataniste. Quand à l'emploi d'une musique très présente, martelant notamment des thèmes de Liszt ou de Tchaïkovski, d'une grande originalité et d'une grande puissance, il contribue encore à la force et à la singularité de ce film.
Le chat noir est donc à nouveau un très bon film d'épouvante à mettre au crédit de la compagnie Universal, bien qu'on puisse regretter une réalisation parfois un peu trop statique. Original par son ambiance, d'une grande intensité horrifique et dramatique, remarquablement interprété, il peut être considéré comme un des excellents films d'épouvante du début des années 1930. Le chat noir connaîtra un bon succès, ce qui encouragera Universal à confronter à nouveau Karloff et Lugosi dès l'année suivante, dans Le corbeau (1935) de Lew Landers. Le chat noir aurait pu lancer favorablement la carrière d'Ulmer. Hélas, il se brouilla rapidement avec Carl Laemmle jr., directeur des studios Universal. Il retourna vite sur la côte est des USA où il tournera tout au long de la seconde moitié des années 1930 des films destinés aux immigrés, dialogués en ukrainien (Natalka Poltavka (1937)) et surtout en yiddish (Green fields (1937), The singing blacksmith (1939)...). Il reviendra au cinéma anglophone au début des années 1940, avec des petites productions, parmi lesquelles Barbe-bleue, en 1944, interprété par John Carradine.
Bibliographie consultée :
- Bizarre numéro 24/25 : l'épouvante au cinéma (troisième trimestre 1962).
- Midi-Minuit fantastique numéro 13 (novembre 1965).
- Le cinéma fantastique de René Prédal ; Seghers, 1970.
- Les classiques du cinéma fantastique de Jean-Marie Sabatier ; Balland, 1973.
- Encyclopédie Alpha du cinéma, volume 1 : Le cinéma romantique, le cinéma fantastique et le cinéma d'épouvante, collectif ; Éditions Gramont, 1974.
- Boris Karloff de Richard Bojarski et Kenneth Beale ; Henri Veyrier, 1975.
- Les visages de l'horreur de Philippe Ross ; Edilig, 1985.
- Le cinéma d'épouvante de Philippe Ross ; J'ai lu cinéma, 1989.
- Vintage monster movies de Robert Marrero ; Fantasma books, 1993.
- Le cinéma fantastique de Patrick Brion ; Éditions de la Martinière, 1994.
- L'écran fantastique numéro 220 (avril 2002).